La société espagnole Substrate AI voit loin, en espérant faire partie demain, des premières grandes entreprises d’intelligence artificielle en Europe. Malgré le handicap d’un écosystème européen peu favorable face aux Etats-Unis et la Chine, l’entreprise ibérique a trouvé le partenaire financier pour l’accompagner dans ce défi. Interview de Lorenzo Serratosa, président de Substrate AI.
Pouvez-vous nous décrire les différentes activités de Substrate AI ?
Comme le nom l’indique, nous sommes une compagnie d’intelligence artificielle (IA) basée sur une technologie propre conçue par notre partenaire américain Bren Worth. Nous sommes notamment présents dans le domaine de la santé, avec un système original de diagnostic par l’image, ou encore en matière de ressources humaines, à travers des outils de « talent management » et « talent acquisition » pour les grandes entreprises. Nous intervenons également auprès des fintech et agritech.
Concrètement, comment se mesure la valeur ajoutée de l’intelligence artificielle dans ces secteurs ?
En ce qui concerne l’agritech, nous avons notamment développé un système de gestion des vaches laitières qui permet d’augmenter jusqu’à 30% la rentabilité des exploitations en rationalisant la gestion des aliments, donc en améliorant la santé et réduisant la consommation de médicaments, ce qui à la fois améliore la qualité de la viande, et rend les exploitations plus rentables et plus respectueuses de l’environnement. L’IA permet par ailleurs de réaliser des économies d’énergie dans les bâtiments, de mieux gérer les centrales solaires ou encore le marketing dans les grandes organisations. Cette grande variété d’applications laisse entrevoir l’immense potentiel de développement de l’IA.
Quels sont aujourd’hui les grands défis pour réussir ce développement ?
Il s’agit d’abord de maîtriser parfaitement la gestion et la structuration des données pour prendre les bonnes décisions opérationnelles. Il y a aussi la dimension éthique, concernant les limites de l’intelligence artificielle. Il est également essentiel de tracer les décisions de l’intelligence artificielle afin d’être toujours en phase avec la mission définie au départ. Et pour relever tous ces défis, tout notre secteur a besoin d’investir constamment dans le domaine de la recherche, d’évoluer rapidement et en permanence. Cette quête de financement est d’ailleurs aussi un défi en soi. A fortiori dans notre cas, puisque nous ne dégageons pas de résultat positif pour le moment.
Précisément, comment avez-vous surmonté ces difficultés liées au financement ? Et quelles étaient les différentes options pour résoudre ce problème ?
Il faut d’abord prendre conscience d’un écosystème qui ne nous est pas particulièrement favorable en Europe, où il n’y a pas de grandes ni même de moyennes entreprises d’intelligence artificielle, contrairement aux États-Unis ou à la Chine. Les possibilités de financement sont, de fait, plus limitées en Europe pour accéder à cette capacité d’investissement absolument vitale.
Dans notre cas, nous avions deux possibilités dans un premier temps : soit aller chercher des financements comme start-up à partir de venture capital, soit devenir une entreprise cotée pour capter des ressources financières. Nous avons choisi cette deuxième option et nous sommes entrés sur le marché en 2022. Mais l’augmentation de capital ne suffisant pas à satisfaire les besoins de financement, nous nous sommes rapprochés du family office Alpha Blue Ocean, et nous avons signé avec lui un contrat de financement de 20 millions d’euros sur trois ans en obligations convertibles.
Pourquoi avoir privilégié ce financement alternatif et quels ont été les critères dans le choix d’Alpha Blue Ocean comme partenaire financier ?
C’est un mode de financement efficace et totalement adapté à nos besoins, qui était en plus rapide à obtenir et bien sûr accessible. Il y a, par ailleurs, davantage de garanties d’obtenir les fonds rapidement avec ce mode de financement, par rapport notamment à une augmentation de capital que l’on n’est pas sûr de pouvoir atteindre en cas de besoin. Nous avons examiné plusieurs possibilités, et entre toutes, nous avons opté pour Alpha Blue Ocean, tout simplement parce que nous avons bien apprécié leur proposition. C’est un family office qui est également très actif sur notre marché espagnol, ce qui nous a permis de nous informer sur leur façon de procéder et sur d’autres entreprises avec lesquelles ils travaillent. Tout cela nous a plutôt rassuré et nous avons décidé, à partir de là, de leur présenter un plan de développement. L’un des aspects qui m’a également paru favorable, c’est que ce partenaire financier n’a pas été intrusif, il n’a pas cherché à s’immiscer dans notre stratégie. Il nous fallait bien évidemment le convaincre sur nos perspectives de croissance, mais c’est surtout la clarté de notre stratégie qui comptait. Il s’agissait surtout pour Alpha Blue Ocean de savoir si le projet avait du sens, et s’il était viable, bien évidemment.
Comment ce financement a-t-il impacté l’activité et les résultats de la société ?
Ce financement nous a très clairement permis de maintenir notre rythme de développement, avec une croissance de 100% du chiffre d’affaires au cours du premier semestre de cette année, dépassant ainsi le seuil des 2,5 millions d’euros. Car ce financement a valeur de caution extrêmement importante dans le cas de collaborations avec des entreprises de recherche et développement, par exemple, où les investissements sont partagés. Cette garantie financière a encore été précieuse à l’heure d’acquérir l’entreprise britannique Yamro Holding, axée sur le recrutement de talents pour les grandes entreprises, et qui a nécessité un investissement de 4,6 millions d’euros. Cette acquisition est un vecteur de croissance internationale, puisqu’elle renforce notre présence au Royaume-Uni, aux États-Unis, au Mexique et au Costa Rica. Tout cela prouve l’importance et le puissant effet de levier de ces financements, ce qui compense finalement les contraintes qui en découlent.
Quelles sont ces contraintes exactement ?
Le seul véritable aspect contraignant concerne la baisse, à court terme, de la valeur des actions. Mais ce n’est pas quelque chose qui me préoccupe vraiment, car en tant que dirigeant d’entreprise dans notre secteur, il faut avoir une vision à long terme, travailler avec un plan à dix ans d’échéance, au moins. Et donc penser au meilleur moyen de maintenir les capacités d’investissement durant cette longue phase de développement. Financièrement, ce qui compte véritablement, c’est la capacité à créer de la valeur sur le long terme. Par conséquent, même si le financement par obligations convertibles suppose une perte de valeur des actions à court terme, il évite cette épée de Damoclès du prêt bancaire, qui peut entraîner l’entreprise au dépôt de bilan en cas de blocage des remboursements. Et puis, de toute façon, il n’y avait pas beaucoup d’autres choix que celui-là, d’autant que nous sommes aujourd’hui sur des années qui n’ont pas été particulièrement bonnes sur le marché des small & mid caps. Et malgré ce contexte, nous allons clôturer 2023 avec un chiffre d’affaires supérieur de 70 % à celui de 2022, à environ 8 millions d’euros, et en ligne avec les objectifs que nous avons fixés il y a un an.
Comment voyez-vous l’avenir à plus long terme ?
Au niveau global, l’intelligence artificielle va représenter une révolution aussi importante que celle du software dans les années 80 ! Ce qui signifie un développement exponentiel au cours des dix à quinze prochaines années. Quasiment toutes les entreprises seront amenées à intégrer ces technologies dans chacun de leur process. Accenture a publié un rapport indiquant que seules 12 % des grandes entreprises font aujourd’hui un usage rentable de l’IA, voyant leurs revenus augmenter jusqu’à 50 % de plus que les autres organisations, avec de meilleurs résultats en matière d’expérience client et de durabilité. Selon le cabinet de conseil, ces 12 % doubleront pour atteindre 24 % d’ici 2024. C’est dire les potentialités de cet énorme marché en pleine croissance. Le défi de Substrate AI dans les années à venir, c’est de nous positionner comme un acteur majeur de la transformation de l’économie que l’IA implique, en investissant massivement pour que nous puissions vraiment rivaliser demain, depuis l’Europe, avec les Etats-Unis et la Chine. C’est pour cela aussi que nous avons tellement besoin de partenaires financiers fiables pour nous accompagner dans ce projet ambitieux, mais réaliste.
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